Au Danemark, Samsø est devenue en 2007 la première île autosuffisante en énergies renouvelables. Aujourd’hui, ses habitants audacieux et très impliqués dans cette transition se lancent un nouveau défi : se libérer totalement des énergies fossiles d’ici à 2030.
Samsø (Danemark), reportage
La toison frémissante sous le vent marin, une dizaine de brebis observent un homme paisible, en parka rouge, frapper une petite balle blanche. Sur l’île de Samsø, le golf est un sport populaire. Dès que le temps le permet, les pelouses verdoyantes du club municipal se transforment en fourmilière. En plus de son équipement, chaque joueur emporte avec lui un petit désherbeur à main. Car ici, point de pesticides : les cours sont entretenus par les ruminants, et les adhérents sont priés de mettre la main à la pâte. Les eaux d’irrigation sont récupérées dans des petites mares, et réutilisées grâce à des pompes alimentées par des panneaux solaires. Depuis trois ans, ce golf de 18 trous s’est mis au vert, par souci d’économies, mais pas seulement. « Nous voulons devenir d’ici à 2030 la première île sans énergie fossile », explique, enthousiaste, Jesper Rough Kristensen.
Sexagénaire énergique, cet ancien commercial a vendu des brosses à dents et du papier-toilette. Il travaille désormais pour la promotion de son île durable, et conduit les visiteurs curieux aux quatre coins de ce bout de terre en transition. Car, sur ce gros îlot de 114 km2 — soit environ deux fois la surface de l’île bretonne de Sein — planté dans le détroit du Kattegat à une heure de bateau minimum du continent, la question du transport, et donc de la dépendance au pétrole, est cruciale. « Nous avons créé notre propre compagnie maritime, et nous avons acheté un ferry qui fonctionne au gaz naturel, détaille Jesper. Nous espérons en acheter un second prochainement. » Autre chantier, l’île ambitionne d’atteindre 50 % de véhicules électriques d’ici à 2020. D’ores et déjà, la municipalité s’est équipée d’une quinzaine de voitures fonctionnant à l’énergie solaire.
« C’est un énorme défi, mais nous en sommes capables », soutient notre commercial. Un avis partagé par la majorité des îliens. Car les quelque 4.000 habitants de Samsø sont déjà parvenus à réaliser l’impossible : devenir autosuffisants en énergies renouvelables en moins de dix ans. « En 1997, après Kyoto, le ministre de l’Environnement du Danemark a lancé un concours pour les îles du pays, se rappelle Søren Hermansen. Il fallait présenter un plan pour passer à 100 % d’énergies renouvelables en moins de dix ans, et contre toutes attentes, c’est Samsø qui a gagné ! »
À cette époque, Søren Hermansen, fils d’agriculteurs insulaires, enseignait dans l’école communale. Il saisit immédiatement le potentiel pour le développement de l’île : « Depuis plusieurs années, nous constations impuissants le déclin de l’île : les jeunes partaient, les commerces et les usines fermaient les unes après les autres. Il fallait nous battre pour survivre ! » Dès l’annonce de la victoire, avec quelques autres, il s’est lancé dans l’aventure. Samsø dispose d’une énergie renouvelable en abondance : le vent. Afin de couvrir les besoins de ses îliens, il fallait donc installer onze éoliennes, pour un coût de plus d’une dizaine de millions d’euros.
Un investissement colossal, qui a été fait... par les habitants. « Pour que ce projet marche, il fallait qu’il soit démocratique, communautaire, estime Søren. Les gens n’auraient pas accepté qu’une entreprise extérieure leur impose des éoliennes de 70 m devant leurs fenêtres, sur leurs terres. » Plus de 500 familles sont ainsi devenues copropriétaires de ces hélices géantes. Pour faciliter les prêts auprès des banques, le gouvernement danois garantit pendant dix ans un prix de rachat de l’électricité très intéressant, d’environ 0,8 centime par kilowattheure. « C’était un très bon placement, note Jørgen Tranberg. On était certain d’avoir un retour sur investissement après huit ans. »
Regard vif, rire clair et poigne ferme, cet éleveur bovin, qui cultive plus de 100 hectares sur l’île, est l’un des premiers à s’être lancé dans l’éolien, « pour des raisons économiques, pas du tout écologiques », précise-t-il. Face à des cours agricoles incertains, il voit le marché de l’énergie comme une opportunité à saisir. Aujourd’hui, à près de soixante ans, il a réduit son troupeau, mais il détient deux éoliennes, dont une marine, et produit de la paille pour la centrale à biomasse : « Je suis plus un producteur d’énergies qu’un agriculteur », conclut-il.
La transition énergétique sur Samsø n’aurait donc sans doute jamais eu lieu sans une politique tarifaire volontariste. « Pour qu’un changement de société ait lieu, il faut à la fois du top-down et du bottom-up, c’est-à-dire à la fois un engagement des citoyens et un soutien de l’État », résume Malene Lunden. Avec Søren et Jesper, elle est membre de l’Académie de l’énergie, une association créée dans la foulée de cette transition.
Quoi qu’il en soit, le projet est une réussite. Dix-neuf éoliennes dont la moitié sont marines, quatre chaufferies collectives fonctionnant au bois et à la paille et des panneaux solaires disséminés sur les toits insulaires. Depuis 2007, les énergies renouvelables couvrent donc la totalité de la consommation d’électricité et les trois quarts des besoins en chauffage. Les îliens ont réduit de 140 % leurs émissions de CO2 liées à l’énergie. Cerise sur le gâteau, malgré un investissement total de 60 millions d’euros, la majorité des emprunts sont remboursés, et de nouveaux emplois — dans la maintenance, la construction ou le tourisme — ont été créés.
« Notre histoire ressemble à un conte de fées, sourit Søren. C’est un peu la fable du vilain petit canard : nous avons fait d’un problème une solution. » Car, sur le papier, Samsø partait avec de lourds handicaps : population en déclin, manque d’infrastructures, peu de capacité d’investissement… Mais surtout, « sur une île comme la nôtre, il y a peu de personnes très éduquées, explique Søren. Il nous manque des connaissances techniques, des capacités intellectuelles. Or, le changement dépend de notre habileté à nous former, à renforcer nos compétences. » Au contraire, Malene voit l’« esprit insulaire » comme un atout majeur : « Ici, tous les gens se connaissant, ils apprennent à se faire confiance, à travailler les uns avec les autres. Il y a un vrai esprit communautaire, une envie de survivre, de s’en sortir ensemble. » Quid des conflits, souvent épidermiques sur les îles ? « Une de nos réussites collectives, c’est que nous avons mis en place des manières de communiquer et de travailler qui permettent de gérer les désaccords. » Sociocratie, communication non violente... les îliens sont venus piocher dans le grand répertoire de la démocratie locale pour mener à bien leur aventure.
« Sur une île, on voit vite les résultats de ce que l’on entreprend, les idées se concrétisent, les rêves deviennent réalisables », observe Mai. Et, côté utopie, elle en connaît un morceau. Dans une petite cabane verte au milieu des rangées de légumes, cette jeune mère aux yeux bleus s’occupe de l’administration d’une association qui caresse un désir un peu fou : propager l’agriculture biologique sur une île à 95 % acquise au conventionnel.
« Il y a sept ans, quand je suis arrivée, parler de bio, c’était comme dire un gros mot, une insulte, raconte-t-elle. Sur une île qui se veut un modèle d’écologie, ça m’a paru bizarre. » D’après Hans Christiansen, l’un des (très) rares agriculteurs biologiques, « Samsø est une île avec une forte tradition agricole. Ça fait des années que les agriculteurs traitent, les terres sont toujours bonnes, et la traditionnelle pomme de terre se vend très bien, même pleine de pesticides, alors pourquoi changer ? »
Mais certains, comme Mai, ne se découragent pas. Et quand une paysanne bio a cherché à transmettre en vain sa ferme, un petit groupe d’îliens convaincus a décidé de l’aider. À la manière de Terre de liens, ils ont créé une fondation, puis une société foncière, ont lancé un appel à participation, et récolté en quelques mois plus de 400.000 €. En mai dernier, ils ont racheté la ferme, et installé un jeune maraîcher. « Johannes produit une centaine de variétés de légumes, qu’il vend en circuit court, ici surtout et un peu sur le continent », précise Mai.
« Ce projet s’inscrit dans notre volonté de vivre sans énergie fossile », soutient Jesper, convaincu. Il reste du chemin à faire avant l’autonomie, mais Malene se veut optimiste : « Ce projet d’île verte change peu à peu les mentalités des gens. Les agriculteurs, par nature plutôt conservateurs, s’ouvrent à de nouvelles idées, imaginent d’autres mondes. » À présent, cette ancienne artiste travaille à diffuser leurs méthodes. Impliquer l’ensemble des habitants, gérer les conflits, regarder le futur avec confiance. Dans son bureau « open space » de l’Académie de l’énergie, elle travaille à un Guide du changement : « Notre expérience est unique, mais elle est porteuse d’outils et d’enseignements que nous pouvons partager avec d’autres. »
Avec Jesper, elle espère faire de l’île « une vitrine, un modèle ». « Comme nos ancêtres vikings, nous allons conquérir le monde et le civiliser à nouveau », plaisante le commercial. En attendant, c’est plutôt la planète qui envahit Samsø. Japonais, États-Uniens, Brésiliens accourent pour voir ce miracle danois. Et, consécration pour le royaume scandinave, l’an dernier, le roi et la reine des Pays-Bas sont venus en personne admirer les éoliennes. Mais pour Søren, il n’existe pas de recette miracle ni de solution globale : « Il faut penser local et agir local », répète-t-il. Pour lui, Samsø est une île, et la planète n’est rien d’autre qu’un archipel : « Alors, pas d’excuse, chacun peut faire la même chose chez soi ! »
Source : Lorène Lavocat pour Reporterre
Photos : © Lorène Lavocat/Reporterre
Cet article a été rédigé dans le cadre du projet « Aux quatre coins des océans », soutenu par la Fondation Léa Nature, affiliée au réseau 1 % for the Planet.